Le droit des enfants, une utopie fondatrice

jeu, 03/24/2016 - 10:20 -- siteadmin

Il y a vingt-cinq ans, pour la première fois dans l’histoire, un traité international plaçait les enfants au cœur de la sphère politique. Avaient-ils bien mesuré la portée de leur acte, ces délégués réunis au siège des Nations unies à New York qui, le 20 novembre 1989, adoptèrent à l’unanimité la Convention internationale des droits de l’enfant, entrée en vigueur un an plus tard  ?

Rien n’est moins sûr. Ce texte ne proclame-t-il pas que, dans toutes les décisions qui le concernent, « qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » ? Mieux encore, la Convention affirme que les Etats doivent non seulement répondre aux besoins fondamentaux des enfants dans les domaines de la santé, de la nutrition et de l’éducation, mais aussi garantir leur droit à l’identité et à la protection contre toute forme de violence. Enfin, et là n’est pas l’aspect le moins remarquable de ce traité, la Convention proclame leur « liberté de pensée, de conscience et de religion » et affirme que, dans toute décision judiciaire ou administrative prise à leur sujet, ils peuvent « exprimer librement leur opinion », celle-ci devant être prise en considération « eu égard à leur âge et à leur degré de maturité ».

Comment la « communauté internationale » a-t-elle pu en venir à se doter d’un texte aussi contraignant, chacun des pays qui l’ont ratifié étant désormais dans l’obligation d’y adapter son droit interne ? Il s’agit en effet du traité international le plus ratifié, puisqu’un seul pays manque à l’appel : les Etats-Unis. L’explication est peut-être à chercher dans l’histoire, dans la longue genèse de cette convention, qui a sans aucun doute facilité son acceptation.

« Une vérité naïve et simple »

Au fil des siècles, bien des voix s’étaient élevées non seulement pour que les enfants fassent l’objet d’une plus grande attention, mais aussi pour qu’ils acquièrent un statut véritable. Dans l’histoire de l’Europe, le culte de l’Enfant Jésus, au Moyen Age, n’avait pas suffi à rendre la société plus douce pour eux : on les considérait comme de la « mauvaise graine » qu’il convenait de redresser.

La Renaissance avait commencé d’affirmer l’importance de l’individu face à la communauté des chrétiens. L’historien Philippe Ariès a décrit ce mouvement comme la « naissance de la vie privée »,qui devait amener, avec les Lumières, à porter un nouveau regard sur l’enfance . Un regard moins religieux, tel celui de Jean-Jacques Rousseau, qui écrivait dans Emile ou De l’éducation(1762) : «  [N’attendez de l’enfant] que la vérité naïve et simple. (…)Il ne demande pas mieux que d’acquérir sur vous des droits qu’il sait être inviolables. »

Vision idéalisée, certes, mais vision nouvelle, qui laissera cependant de marbre, quelques décennies plus tard, les rédacteurs du code civil. Le code Napoléon, en effet, ne confère aux enfants d’autre statut que celui d’héritiers et transforme leurs mères en mineures, précisant même : « Les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux »(article 1124).

Il faut donc se tourner vers la littérature, la médecine et la philosophie politique pour trouver, au fil du XIXe siècle, les réflexions les plus fertiles sur les droits des enfants : celles de Charles Dickens, de Victor Hugo, plus tard celles de Karl Marx et de Friedrich Engels, puis de Sigmund Freud, qui font de l’enfance un thème de réflexion littéraire, psychologique et politique.

C’est de Pologne, au début du XXe siècle, que viendront les véritables fondements d’une vision moderne dans ce domaine. A Varsovie, le pédiatre Janusz Korczak développe une réflexion subversive, critiquant violemment la société patriarcale de son temps . Il finira sa vie à Treblinka, en août 1942, gazé avec les deux cents orphelins juifs qu’il aura jusqu’au bout tenté de protéger.

D’immenses marges de progrès

Toutefois, la seconde guerre mondiale fut suivie d’une franche régression conceptuelle, et ce malgré le travail de la Société des nations (SDN), qui, dans l’entre-deux-guerres, avait mené sur ce sujet un important travail d’élaboration normative . Certes, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) vit le jour dès 1946, mais l’objectif était alors de porter secours à ceux dont les parents avaient disparu dans les camps ou sous les bombes. On ne se situait là que dans l’optique de l’urgence, non du droit. Trois ans après la fin du conflit, la Déclaration universelle des droits de l’homme, texte si important par ailleurs, oublie l’enfant, mentionnant simplement le droit à l’éducation et faisant de l’enfance un appendice de la maternité : « La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. »

Mais un concept aussi puissant — celui de la force des plus faibles — ne pouvait plus disparaître, d’autant que le monde de l’après-guerre, marqué par la décolonisation dès l’indépendance de l’Inde (1947), laissait éclater au grand jour la situation critique de dizaines de millions d’enfants. Les Nations unies, reprenant les concepts de la SDN, poursuivent un patient travail d’élaboration qui, en 1989, après dix ans de difficiles négociations, aboutit au vote de l’Assemblée générale consacrant la Convention des droits de l’enfant. Dix ans. Il a fallu dix ans de menaces, de ruptures et d’échecs pour que la Convention voie enfin le jour. Les questions posées, pour paraître élémentaires, n’en étaient pas moins radicales. Qu’est-ce qu’un enfant ? A partir de quand ? Jusqu’à quel âge ? Peut-il porter les armes à 15 ans ? Peut-on réellement lui donner la liberté de religion et d’opinion ? Les négociateurs sont parvenus à un texte complexe mais qui ne transige sur aucun principe : un enfant est une personne et, à ce titre, il jouit de droits, même si ceux-ci ont des spécificités et sont d’application progressive en fonction de son évolution.

Cette victoire du droit est-elle pour autant une victoire dans les faits ? Depuis vingt-cinq ans, la situation s’est-elle réellement améliorée ? Les Etats auraient-ils ratifié ce texte pour la forme, pour donner le change, sans se soucier de son application ? La réponse à la première question relève de l’évidence : le droit des enfants est devenu, au fil de ces années, un objet politique. Plus aucun gouvernement, aucun parlement, aucune instance décisionnaire ne peut l’ignorer. Et les « opinions publiques », celles-là mêmes qui en toléraient, jusqu’à une période récente, les violations les plus grossières, y sont devenues sensibles, voire hypersensibles.

Le génie de Baudelaire

Deuxième progrès, tout aussi essentiel : en un quart de siècle, la mortalité des plus jeunes a connu une chute spectaculaire. Le nombre d’enfants de moins de 5 ans qui mouraient chaque année de causes évitables est passé de quinze millions à moins de sept millions . Ils sont plus nombreux à aller à l’école, en particulier les filles, auparavant fortement sous-scolarisées. Certes, de tels progrès ne résultent pas tous de la Convention, mais celle-ci a puissamment contribué à la dynamique politique qui les a rendus possibles.

Ce combat est-il pour autant achevé ? Non, bien entendu. Le sera-t-il un jour ? Les marges de progrès restent immenses. Partout dans le monde, la violence contre les enfants demeure apparemment incontrôlable. Ils sont directement ciblés dans les guerres (recrutement forcé, enlèvement et viol de très jeunes filles), exploités comme main-d’œuvre, et subissent la violence sexuelle, y compris au sein de la famille.

Est-ce à dire que ce combat, engagé il y a des siècles, est une cause perdue ? Tout démontre le contraire. Mais il reste à convaincre durablement les dirigeants de toute nature que le droit des enfants n’est pas réductible à une vision humanitaire, qu’il ne relève pas du ghetto féminin et qu’il n’est pas un simple appendice des politiques publiques. Il faut pour cela que ces mêmes décideurs fassent montre de quelque génie, ce génie qui, disait Charles Baudelaire, est« l’enfance retrouvée à volonté »

In Le Monde Diplomatique, Novembre 2015

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