La Guerre, l’enfant, et nous

jeu, 03/30/2017 - 10:27 -- siteadmin

Ne nous méprenons pas sur l’ampleur des bouleversements dont nous sommes les témoins hébétés ces derniers mois. Ces changements ne s’arrêtent pas à la diplomatie mondiale, la vie politique française, la vie en société. Nos consciences elles-mêmes sont affectées. Nos certitudes ont volé en éclat. Au plan psychologique, nous sommes déjà entrés en temps de guerre. Dans la guerre, les opérations militaires n’arrivent qu’à la fin. Au commencement, il y a un raisonnement. C’est un mode de pensée de l’enfance, que nous découvrons vers 4-5 ans, puis que nous dépassons vers 7-8 ans. Mais qui tente ensuite inlassablement de faire retour dans notre existence. Généralement en vain, sauf quand le monde vient à lui donner raison. Or il semble que depuis le milieu des années 2010, nous assistions à un tel retournement. Les actualités défient notre compréhension, alors l’entendement martial, toujours zélé, nous propose ses services. Le raisonnement de guerre possède deux caractéristiques essentielles : la focalisation sur les personnes, et la suprématie des fantasmes.

La personnalisation

Faute de pouvoir concevoir la complexité du monde, l’enfant de 5 ans rabat sa compréhension des choses sur les personnes qui habitent son petit monde. Peu après 14-18, S. Freud avait dénommé « Crise Oedipienne » l’état de guerre de cet enfant, caractérisé par un déferlement amoureux et haineux personnalisé sur les figures parentales. "Je t’aine" écrit un patient du CP à sa mère en consultation. Généralement, l’enfant surmontera cet accès passionnel et belliqueux, mais il en conservera quelques cicatrices. Entre autres, un positionnement citoyen latéralisé à droite ou à gauche, en fonction du rayonnement persistant de ces lointains événements.

Mais aujourd’hui, signe des temps de guerre, le citoyen ne sait plus vraiment s’il est « de droite » ou « de gauche ». La crise d’époque est patente, mais ses enjeux sont flous. Voilà que, par réflexe, la personnalisation reprend ses droits sur notre lecture du monde. Les instances collectives, à l’exemple des partis politiques français ou de l’UE, semblent se désagréger sous nos yeux. Le cataclysme électoral américain nous conduit à craindre que, désormais, l’avenir ne soit suspendu à la personnalité des dirigeants plutôt qu’à l’organisation des systèmes. La guerre est là, dans cette migration de la cohérence : des collectifs vers les personnes. Notre lecture de l’actualité se personnalise et se futilise : « Nooon ! il a fait ça ? il a dit ça ? »

La suprématie du Fantasme

En temps de guerre, le fantasme l’emporte sur l’élaboration du compromis. Le fantasme est au compromis ce que la voiture de sport est au bus des transports en commun. Le fantasme promet des trajets rapides et séduisants, alors que le compromis est lent et voudrait desservir tout le monde. Le fantasme est révolté contre un réel qu’il veut renverser sur le champ et auquel il exige de substituer sa vision rêveuse. « Je veux quitter cette famille ! » entend-on fréquemment dans les consultations. L’enfant de 5 ans en rêvait, le citoyen britannique l’a fait en validant le Brexit. À la place de chercher rationnellement les causes de ce qui advient, le fantasme a une fâcheuse tendance à attribuer arbitrairement des causes virtuelles à ce qui n’advient pas. Si ma vie n’est pas celle que j’espérais, c’est à cause des "autres"… qu’ils soient citoyens de l’UE, mexicains, pratiquants de telle confession, fonctionnaires, migrants…

On notera dans l’actualité électorale trois indices de la suprématie du fantasme :

1) la stupéfiante réhabilitation du mensonge : plus besoin d’être ancré dans le réel pour attirer les suffrages ;

2) l’impossibilité inédite du président français à postuler à sa propre succession : « Désolé Monsieur le président, aujourd’hui nous sommes attirés par des personnalités moins engluées dans le réel. » Exit les programmes, faites entrer les hologrammes;

3) l’opposition systématique du vote contemporain aux prédictions des sondages. Le fantasme veut prendre le réel à contre-pied.

Des raisons d’espérer

Une des différences entre l’état de guerre qui se profile et ceux qui l’ont précédé, réside dans la possibilité contemporaine pour les peuples, de s’adresser les uns aux autres. La guerre ferait mieux de se méfier, car les réseaux sociaux permettent désormais d’enjamber les murs qu’elle avait l’habitude d’ériger entre les populations. Mais, en amont de la résistance numérique, quelles seraient les innovations psychologiques à même de contrer la guerre ? Pour répondre, nous avons beaucoup à apprendre de la façon dont l’enfant neutralise sa guerre, et pacifie sa vie mentale vers 7-8 ans. À la personnalisation qui partitionnait sa réalité, cet enfant substitue l’esprit de synthèse créative, qui lui permet de recoller les morceaux du monde. Et à la limpidité efficace du fantasme, il préfère l’entrelacs complexe des connaissances. Un seul être peut arrêter la guerre, alors qu’elle revient promouvoir son gâchis séculaire. Ce super-héros improbable a les traits de l’élève du CE2 logé en nous.

Par Dr Louis Forgeard, pédopsychiatre

Source : La Croix

http://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/La-Guerre-lenfant-nous-2017-03-14-1200831771

 

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